RACONTE-MOI UNE HISTOIRE #4

« Trouver chaussure à son pied. »


Vous vous souvenez de Cendrillon ?

Nous l’avions évoquée le mois dernier. Reprenons notre histoire là où nous l’avions laissée. Il y a dans ce conte un élément proprement stupéfiant : le soulier. Verre ou vair, là n’est pas la question.

Imaginons la scène :

un prince, une inconnue, deux jeunes gens qui dansent. Les douze coups de minuit, la belle se fait la malle (même pas une Vuitton !) et se retrouve revêtue de haillons. Dans sa fuite, elle égare une pantoufle. Le prince, éperdu, est prêt à tout pour retrouver cette fille. Quelles options a-t-il ? Visiter lui-même les maisons de la ville ? Éplucher les comptes TikTok de toute la région ? Non. Sa réaction est saugrenue : il épousera celle qui pourra chausser ce minuscule soulier. Était-il l’ancêtre de Christian Louboutin ? Il devait bien savoir à quoi ressemblait sa dulcinée ? A moins qu’il ne l’ait même pas regardée… C’est donc en enfilant son pied dans cette chaussure qu’une jeune fille deviendra reine. L’enjeu est de taille. Les sœurs de Cendrillon, chez les frères Grimm, n’hésitent pas à se couper un orteil ou un talon pour y parvenir. Mais personne n’est dupe. Et quand Cendrillon chausse le soulier, le prince, enfin, à cet instant seulement, la reconnaît.

L’essayage

est donc au cœur du conte : sans lui, l’histoire d’amour perd pied.
Il est l’acte sensuel fondateur.

Andrea Guerra, PDG du groupe Prada, résume ainsi sa vision du luxe :

« faire tomber le client amoureux »

Ce qui implique à un moment ou l’autre, pour ce fameux client, de se laisser découvrir, apprivoiser, choyer. Et pour le vendeur, de se sentir autorisé à le faire, ce qui ne va pas toujours de soi ! Je me souviens d’une visite-mystère : je devais évaluer les bonnes pratiques des vendeurs en matière de cuir exotique. Or, on ne m’a pas laissé toucher le sac. Trop fragile ! Il ne faut pas en vouloir à la malheureuse vendeuse. Mets tes gants blancs, ne laisse pas le sac trainer sur le comptoir, attention à ne pas griffer le cuir : la voilà écrasée de recommandations, quitte à oublier au passage que le sac, si je l’achète, vivra enlacé à mon poignet et non dans un musée.

J’ai revu à cet instant la scène culte de Pretty Woman où Julia Roberts se fait rejeter d’une boutique chic. Pas le style, objectent les vendeuses. Elles n’avaient rien compris : l’essayage est un moment-clé dans la relation à votre client. Celui où, isolé près de lui pendant qu’il entre dans la cabine, vous pouvez lui parler, l’écouter, le questionner, le découvrir, le rassurer. Celui qui fait la différence essentielle avec une vente en ligne. Car c’est dans la cabine que la rencontre entre le client et l’objet désiré a lieu, que le désir naît. Et pour que ce coup de cœur se transforme en achat, le client a plus que jamais besoin d’empathie et d’assistance.

Je cite Kapferer & Bastien, The Luxury Strategy:
« Break the Rules of Marketing to Build Luxury Brands » (2009, 2012):

Le luxe est une expérience.

«Ce n’est pas seulement la possession du produit, mais aussi le contact physique avec l’objet, la découverte de sa matérialité et de son artisanat, qui créent la fascination et la désirabilité ». C’est l’instant où le rêve de luxe se fait corps et où le désir grimpe en flèche. Théâtralisez ce moment. Faites silence. Laissez votre client découvrir la création. Se l’approprier. Se projeter en train de la porter. Chez un horloger, passez-lui délicatement la montre autour du poignet, puis taisez-vous. Chez un maroquinier, invitez-le à porter le sac dans un espace plus tranquille de la boutique, loin de la cohue du samedi. Laissez-le manipuler, palper, caresser l’objet, oubliez la crainte du produit qui risque de s’abîmer. Ce moment est sacré, le cœur bat, la température monte, l’objet de désir n’est plus inaccessible, il est là contre moi et peut devenir mien. Aucune vente en ligne ne peut le reproduire. Laissez le client le savourer. Puis quand un sourire se dessine sur ses lèvres conquises, invitez-le à admirer un point de savoir-faire, la beauté d’un cuir, le tombé d’un tissu. Jouez la carte du storytelling. Complimentez. Proposez un accessoire que pensez-vous de ce foulard noué sur votre sac ? Notez le possessif « votre », le sac lui appartient déjà ! Quid d’une gravure pour rendre la pièce unique, ou d’une ceinture pour magnifier une taille fine. Valorisez la magie du conseil et la force de la relation humaine. Offrez du champagne pour célébrer l’instant.

« Elle aurait dû acheter en ligne,
elle ne se serait pas fait humilier ! »

Revenons-en à Pretty Woman évoquée lors d’un cours en école de commerce. 1ère réaction outrée de mes étudiants : elle aurait dû acheter en ligne, elle ne se serait pas fait humilier ! Telles les vilaines sœurs de Cendrillon, pétries de préjugés, les vendeuses n’ont laissé aucune chance à leur cliente. Elles n’ont pris le temps ni de lui parler ni de la faire rêver. Heureusement, voilà Julia qui revient, flanquée de son Richard et de sa bonne fée la carte VISA. Cette fois-ci, on l’accueille comme une reine, on lui sert des pizzas. Mes étudiants horrifiés : des pizzas ? Rien ne va dans cette scène. A Rodeo Drive, ils ont vraiment tout faux !  Vous vous voyez chez Chanel essayer une veste en tweed, une part de Regina à la main ?

Le moment doit être sacralisé.

L’essayage est cet instant qui se murmure comme un secret, qui se sirote comme un Veuve-Clicquot. Qui vous en met plein les yeux. Cet instant où votre rôle est d’allumer la passion chez votre client. J’ai vécu chez Piaget une expérience unique. Un jour que j’entrai par curiosité, une vendeuse m’a fait visiter la boutique. Je n’avais pas l’intention d’acheter et l’ai clairement exprimé. Je suis restée béate devant une bague époustouflante à 45 000 euros. « Vous l’essayez ? » J’ai rougi jusqu’aux oreilles. « Vous savez, a-t-elle murmuré, le rêve ne doit pas être réservé à celle qui s’offrira cette bague. Pour comprendre la beauté de notre Maison, je vous invite à la passer. Juste pour le plaisir ».  Comme Cendrillon tendant son pied sous ses haillons, j’ai présenté un annulaire rongé à la manucure écornée. Et suis devenue reine. Bien sûr, je n’ai pas craqué pour ce bijou mais il me laisse de Piaget un souvenir inoubliable.

Essayer est l’expérience essentielle du luxe.
Sans émotion, pas de passion.

Alors, quelles leçons en tirer ? Ne laissez pas un client repartir sans l’avoir invité à essayer. Assurez-vous d’avoir un environnement propice : comptoir calme, cabine rangée. Invitez à vivre la sensualité des matières. Le froid du métal, l’éclat des diamants, le grain d’un cuir. Religieusement et en silence. Créez ce moment propice au coup de foudre.

Et vous, quelles sont vos plus belles histoires d’essayage ?

 

Aurélie Leborgne
Juin 2025

images : IA et Pixabay

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